Katsushika Hokusai, les Trente-six vues du mont Fuji : 相州梅沢庄 (Soshū umezawanoshō),
Les champs du hameau d'Umezawa dans la province de Sagami
Les tensions multiples dont l'être est accablé ouvrent un espace non déterminé, qui permet d'observer le caractère propre de la vie.
Ce balancement, ce ballottement entre deux eaux bien contraires dont fait l’objet l’être pourvu d’une conscience (cette cassure entre les entia rationis, et les entia realis se mesure à cette condition), peut nous aider à faire la saisie de notre intériorité, en tant qu’elle se dévoile certes en pensées, mais qu’elle se donne dans une visée intuitionnante. Je sais, lorsque je vis, que la vie m’est donnée sous une propension particulière qui, en puissance, me permet de faire la revue de mon être. Et toutefois, je vis, c’est-à-dire, c’est moi qui vis, ou, en d’autres mots, c’est cette articulation entre la pensée consciente du sujet (d’être ce sujet), et mon mode d’être, qui s’exprime grammaticalement sous la forme d’un verbe, qui me permet de m’identifier en tant que sujet dans le monde.
Je sais que je vis, parce que je fais l’épreuve de l’altérité à tout moment : le seul rayon de soleil, ou son absence, est une souffrance, un travail pour mon corps qui l’endure, et, par conséquent, pour mon esprit, pour ce qui pense en moi, reflet du monde absorbé en cogitata. Ce qui est pis, ce sont les êtres pour qui les souffrances sont augmentées à mesure qu’ils en sentent les effets. Je parle des cas pathologiques, qui doivent endurer la schizophrénie dysthymique, la bipolarité, ou des cas qui doivent endurer les effets latents d’une commotion violente, d’un accident de la route, etc., (en somme, des cas qui ont vécu une blessure). Le monde n’est pas alors donné sous le mode d’une réception sensible et qui ne ferait violence à l’être, mais sous le mode d’une altérité importante, tant elle doit être non seulement intelligée, c’est-à-dire pensée en amont de la réception, à cause de son caractère incongru, en lieu et place d’une pensée saine et qui vit pour l’être, mais encore sentie beaucoup plus pour ces sujets-là que pour le sujet lambda. Le néfaste prend ainsi plus de place que le bénéfique, le ciel se couvre d’un voile grisâtre, et la vie ne bat plus pour elle-même, mais en elle-même : elle fait l’épreuve d’une altérité, d’une gêne, qui l’amène à devoir se supporter, à donner plus qu’elle ne peut produire pour sa propre persistance, alors qu’aucun problème de ce genre ne se posait avant la découverte du trouble. C’est d’ailleurs la même sensation qui peut être vécue lors d’une blessure émotionnelle, telle que dans la déception amoureuse ou amicale, ou par exemple lors d’une déception qui se grossit d’évènements particuliers et contingents qui perturbent le calme quotidien.
Si la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil, ces êtres vivent d’une lucidité sur leur condition, d’une lucidité qui se montre atroce en même temps qu’elle est révélatrice d’un manque. Et certes, nous voudrions, êtres ballottés en tous sens, vivre sereinement, mais le beau jour endolorit cependant nos membres, et nous demeurons – et demeurerons – cachés dans nos chambres, à l’abri de tout, puisqu’il se pourrait qu’une seule action vienne nous toucher en nos sentiments les plus profonds.
Rien de tout cela n’est inconnu, pour l’observateur pertinent. Mais c’est dans cette mesure que peut se donner la vie, qui croît et fleurit partout. Si la mélancolie, la peur permanente, le découragement attentent à la stabilité de l’être, c’est pourtant de cette façon que l’on connaît leurs contraires, c’est-à-dire la joie, l’euphorie et l’ambition, qui toutes sont subsumées sous la catégorie vie. La vie est certainement difficile à expliquer ; plus encore à comprendre, mais nous pouvons la sentir par nous-mêmes, en faire l’expérience. Nous pouvons sentir cette augmentation de nous-mêmes, ce transport des sens lorsqu’en même temps que nous avançons pourvu d’une positivité de la vie, nous prenons du recul sur nos vécus de conscience. En effet, celui qui sent paraître en lui l’euphorie, et qui, du même coup, se sait euphorique, peut observer la vie en lui, ne serait-ce qu’en sentant ce remplissement d’être qu’il expérimente. C’est bien le propre de la vie d’être une augmentation, un layon à mi-chemin entre son commencement et sa fin, la condition même de l’être qui est, mais qui est pourvu de sensations ; la pierre certes est, se donne située dans le monde, mais ne possède de système nerveux : elle ne se sait pas en tant qu’elle est (ce qui n’est pas ce que serait l’unique condition d’une conscience, ou d’une absence de conscience). La vie se donne donc sous la forme d’un remplissement, d’une augmentation-de-quelque-chose, voire d’une simple pensée. Mais cette pensée peut faire obstacle à la circulation de la vie, comme nous l’avons vu pour les cas pathologiques ou qui ont fait l’épreuve d’une blessure, pour ne citer qu’eux ; alors, ce n’est pas la vie qui s’exprime, mais un décroissement de la vie au contraire, qui cependant fait partie de la vie, en tant qu’antinomie, et doit donc être compris sous la catégorie vie. Le désespoir n’est pas le contraire de la vie ; il en est un amoindrissement.
C’est pourquoi l’être qui vit, et qui sent la vie ou l’amoindrissement de cette vie, exprime, c’est-à-dire célèbre ou accuse sa propre vie, par le moyen de gestes dans le monde, dont le primat doit être accordé au langage. Que l’être soit véritablement accablé ou qu’il doive être compris totalement dans l’euphorie, c’est surtout dans le langage, qui transmet la sensation vitale, que se trouve la vie. Ainsi, le poète est celui en qui semble battre le plus de vie ; mais c’est celui surtout qui abstrait le plus la vie de son vécu, en la fixant, puisque le guerrier, le sportif sentent battre bien en eux la vie aussi – même si le guerrier et le sportif peuvent se donner poète. Le poète fait la rétrospective de sa vie ; il la prend, il la sent, et la nie ou la dénie. Il fixe par le même geste l’héritage à transmettre en vue des générations futures, en ce qu’en s’exaltant, et en s’écrivant, il sauve les parcelles de vécus importantes, qu’il devait conserver à tout prix, à cause de leur valeur intrinsèque.
C’est dans l’attitude du poète que se perçoit la raison, c’est-à-dire l’action originale de se poser dans le monde, d’un peuple ou d’une nation.
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