Saint Jérôme, Stefano di Giovanni, 1423.
« Chaque jour, affranchi de ce que tu résignes,
Tu pares de l’éclat d’une allégresse neuve
Ton âme qui enclôt sous son aile de cygne
Les constellations que répètent les fleuves. »
Léon Deubel, « Renaissance », La lumière natale, Mercure de France, Paris, 1922.
L’émotion, en tant que retour sur soi intériorisant de la conscience que le monde m’est donné, manifeste sa propre herméneutique, sa propre lecture. Lorsque je suis en colère, c’est certes contre un objet que je le suis, en direction de cet objet, mais cela quand bien même cet objet, ce serait moi, en tant que membre conscient d’une inadéquation entre mon attente et l’horizon que j’expérimente en acte. La colère délimite l’espace du monde, le restreint dans une concentration émotive, pour enfin le saisir comme une possibilité d’être, une possibilité d’agir en vue d’une fin ; mais la colère contient par soi son unité réflexive qui la fait se donner comme endogénéité d’un monde, d’une réalité que je supporte, ou, pour le dire autrement, que le caractère transcendantal du sujet supporte. C’est dans le poids de la réalité que le sujet observe sa propre contenance, sa propre totalité, qui est toujours donnée dans la perception d’un objet sensible pouvant être perçu entièrement – non, donc, dans le sublime, qui se manifeste comme un dépassement, une manière d’être outrancière et non réfléchie.
Quand je regarde ce tableau, ou lorsque je suis dans ma chambre en train de lire, je saisis mon environnement comme totalité, en tant que la conscience se donne comme unifiée malgré le divers de l’intuition. En effet, je ne perçois pas uniquement le tableau ou le livre, mais je fais l’expérience unificatrice d’un tout, dans la mesure où ce tout s’est manifesté comme possible en amont de ma conscience (et qu’il s’expérimente dans notre propre psychologie, en tant qu’exploration de l’espace, à la fois pris de part en part, mais saisi entièrement), dans ma visée pré-originaire de l’objet. Cette visée archétypale de la conscience a pu être nommée intentionnalité, corrélation noético-noématique, implexe et s’expérimente en tant que sphère nécessaire constituant l’objectivité, apodicticité de mon univers sensible. C’est par conséquent dans ma possibilité de fonder une connaissance, que je me constitue en tant que perçu, en ceci que la connaissance suppose toujours une réception de la part d’un sujet, sans quoi elle demeure vide. Le contenu de ma colère, je le saisis comme retour réflexif d’une expression de la réalité séquencée, et c’est dans l’auto-constitution de ma conscience d’être que je me donne à mon émotion.
Le soi pathologiquement conditionné, s’apprécie en-deçà de sa conscience de l’objectivité, comme élément se trouvant au seuil de celle-ci ; il n’est pas donné à l’être comme originaire, mais bien plutôt comme un surcroît, une phénoménalité autoperceptive, qui ne s’oppose pas à la visée gnoséologique de notre devoir, qui lui se donne en tant qu’il renferme l’architectonique de notre esprit, tel qu’une direction, une ornière à emprunter pour nous. C’est dans ma conscience d’être un objet de la phénoménalité, de la mondanéité (c’est-à-dire du monde constitué comme objet à percevoir), que je peux me saisir en vue de l’ergon, du faire pragmatique. Ainsi, l’émotion se donne certes sur un autre versant que celui de l’objectivité, puisqu’elle est intimement liée au donné originaire (ainsi qu’elle, précisons-le), cependant qu’elle est prise sous le mode constitutif de ma conscience-en-avant ; en raison de cela, elle demeure toutefois articulée autour de la notion d’objectité, qui n’est pas étrangère à la connaissance.
Le propre de l’émotion est d’avoir à se saisir dans la visée d’un horizon à faire, d’une effectuation à venir, qui se trouve en dehors de l’ici et maintenant contenu dans la sphère conscientisée de l’émotion comme dégagement de qualités intérieures de l’être. L’émotion ne s’expérimente pas comme autodonatrice de son évidence, mais comme espace à venir de l’être saisi en tant que pouvoir de faire, dans son caractère poïétique. En vérité, l’émotion ne semble rien prise à part de son effectuation consécutive ; elle doit se donner à l’homme bien après, justement, qu’il l’a perçue et sentie. C’est pourquoi j’expérimente toujours à fond mon émotion, pour la ressaisir dès après comme puissance ; parfois elle se dévide autour d’une chose posée en avant, qui permet de la saisir plus profondément : je peux écouter de la musique, faire une activité sportive, percevoir le monde autrement que sous sa primauté d’être, comme potentialité à exploiter, dans une futurition…
Rappelons que l’émotion se conscientise dans un pouvoir d’accroissement ou de décroissement de notre capacité à être, qui excite nos cordes sensibles. C’est dans cette mesure qu’elle peut se donner comme positive, et se trouver en tant qu’impulsion créatrice, ainsi que dans l’art ou dans nos activités dynamiques (la marche…) ; mais elle peut se donner comme négative, comme négation d’un pouvoir-être en soi que nous possédons, tel que cela peut se trouver dans une tristesse, une mélancolie destructrices. L’émotion est par elle-même informatrice, et c’est à cet égard qu’elle est réfléchie, qu’elle est une conscience réfléchissante sur les objets, comme une conscience en plus de celle que nous possédons habituellement. Elle est une volition en surplus de nos volontés diverses, unifiée sous le devoir-être directeur, pris en tant que sens de l’être.
Enfin, après toutes ces considérations définitoires, nous voulons montrer le caractère insaisissable de l’émotion, prise en tant que subsomption sous la catégorie de la causalité. L’émotion se donne comme propre à chacun ; elle est la courroie faisant impulser l’être pour des actions diverses, qu’il a à réaliser. Ainsi supposée, elle se donne comme linéament d’être, possibilité, orientation, et renferme le tout de la praxis. Prise comme singularité de l’être, l’émotion échappe à toute saisie scientifique, gnoséologique, mais peut se donner comme description d’un vécu de conscience, dans sa dimension phénoménologique. Nous nous bornerons à accepter ce critère de l’insaisissabilité, pour réclamer que l’émotion doit pouvoir être vue des autres dans un travail portant sur sa propre poétique ; l’émotion, quand elle est étirée, décrite à fond, exaltée, peut renfermer sa propre vérité qui était dans la conscience de l’individu – en vertu de quoi la finitude de l’être peut bien se penser autrement comme infinitude à venir, en tant que re-découverte de l’intersubjectivité qui régit nos rapports pratiques, et donc langagiers, et qui sont par-là fondamentaux et constitutifs. Tel peut être souligné la vie opératoire de l’émotion pour l’être, après qu’elle est sentie et extériorisée au monde.
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