Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.) 1 »
Par cette forte tête des dialecticiens que sont les philosophes, déchirer la modernité. Ce qui nous est donné aujourd’hui, ce n’est rien moins qu’un délaissement de la foi, une cassure quant aux voies possibles à explorer, – enfin, une remise en question impossible de nos principes de « progrès ». L’espérance du philosophe, et par-là du poète, qui sent le monde en même temps qu’il en est affecté de toutes parts, est de réarranger parmi tout ce chaos et d’ordonner ce qui doit l’être. Ce ne sont pas seulement les concepts, par quoi on pense absolument, mais les objets eux-mêmes qu’il faut reconstituer, par l’étude approfondie et appliquée de la raison des phénomènes. Nous sentons l’abîme qui nous sépare de l’objet – nous connaissons par trois fois le concept, mais l’objet lui-même, nous l’ignorons tout à fait. Cela a pour cause que, très bien instruits mais de mauvaises choses, d’une éducation imparfaite qui ignore la chose même, nous ne sentons pas l’objet, c’est-à-dire le phénomène même de l’apparaître. À quoi nous sert-il de connaître la finitude des choses, grâce à des savoirs qui mettent en exergue cette qualité des choses, quand notre Esprit aspire à l’infini ?
Il nous faut discriminer parmi les savoirs utiles, à savoir ceux qui permettent une élévation de l’esprit, et, de cette façon, de notre corps, qui est « notre moyen général d’avoir un monde 2 », et les savoirs superfétatoires, qui n’apportent aucun jugement utile quant à notre perfectionnement dans la réception des choses. Pour ce, il nous faut attenter à la modernité, araser cette terre de non-labour, pour espérer, non par prédestination, mais par mérites, révéler l’être des choses. Car c’est là toute notre fin, qui, en premier lieu, est de connaître, de faire l’exploration du possible, d’associer par combinaisons un objet à un autre, dans la volition entière d’une production accrue de savoir, qui nous permet, in fine, de vivre pratiquement – ce que tout être veut, le souverain Bien, une des quatre causes, la cause finale selon Aristote dans son livre alpha de la Métaphysique, par quoi nous pouvons être tranquilles et heureux, parce que nous connaissons la raison des choses, et le dévoiement que l’on doit éviter.
L’ennemi profond de l’homme, le vitupérant violemment, c’est bien l’Ennui. Cet Ennui, qui fait dire à Mallarmé, dans une lettre à Henri Cazalis, formalisé dans la tristesse : « Je suis triste. […] je recule, devant les glaces, en voyant ma face dégradée et éteinte, et pleure quand je me sens vide et ne puis jeter un mot sur mon papier implacablement blanc. […] Il est vrai que tout a concouru à mon néant. 3 » L’Ennui paralyse, on en convient, l’être dans son entièreté, le figeant pour ainsi dire dans son propre état, dans son « néant » d’être. Alors, on se laisse à dire, en ces temps que nous sommes en proie à la fatigue, que « la définition du Beau est facile : il est ce qui désespère. Mais il faut bénir ce genre de désespoir qui vous détrompe, vous éclaire, et comme disait le vieil Horace de Corneille, – qui vous secourt 4 » Nous pouvons accepter cette prédication du Beau, pourvu que nous soyons en tristesse, mais, bien loin de là, je crois que le Beau est vigueur, il est un soin, un baume, un dictame même appliqué à notre esprit. Le Beau revivifie, revigore, il est roboratif, et, loin qu’il serait la manifestation de la tristesse, il est en l’être même, en tant que membre des Transcendantaux – le Beau, le Bon, le Vrai, qui sont ces qualités que l’on peut prédiquer des êtres, au-delà des attributs particuliers, essentiels, des choses. Cependant, il peut bien être tristesse, d’une mélancolie mauvaise, mais où l’on trouve du plaisir toutefois : « Le désespoir a des degrés remontants. De l’accablement on monte à l’abattement, de l’abattement à l’affliction, de l’affliction à la mélancolie. La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie. La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. 5 » De là cette forte insistance sur le substantif « mélancolie », que nous répétons en nous, pour reprendre Kant : « nous nous attardons dans la contemplation du beau, parce que cette contemplation se fortifie et se reproduit elle-même 6 » ; le beau agit, s’il est réalisé, rendu en objet, comme cette mer, cette mer qui est « est ton miroir [ô homme !] ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. 7 » Pourtant, c’est déjà aller au-delà du réel, que d’attribuer au beau une fonction, une image, un objet ; le réel seul existe, et il se donne à nous. Le beau, cette qualité principielle en toutes choses, s’apprécie, mais il est surtout en nous, et nous le contemplons parce qu’il s’extériorise dans les objets. Nous sommes comme tous pris d’une furor poeticus, lorsque le beau nous est donné : « la beauté du monde est le troisième visage de Dieu, qui s’offre incorporelle par le truchement de la lumière incorporelle 8 » ; l’esprit se délasse, se range dans ce qui est pour lui, dans un lieu pourtant inconnu, et qui ne peut être connu ; ce lieu peut être l’amour : « l’amour est un phénomène de spécularité entre l’éclat de deux images ressemblantes, la reconnaissance dans cette double ressemblance d’une même fidélité à l’éclat premier du modèle 9 ».
Cette topique est le mystère de l’être, que nous sentons chaque moment que nous nous attardons au réel, et pourtant, elle reste inconnue pour nos yeux. Mais là n’est pas l’essentiel. On ne peut donner à personne le labeur de résoudre ce mystère, cependant qu’il faut croire en autre chose, en ce qui n’apparaît pas ici et maintenant, mais qui nous a été enseigné – je parle de la religion, du christianisme, qui est la religion primordiale, la vérité essentielle, en tant que Dieu s’est révélé dans son geste de kénose, de dépouillement, que nous devons répéter, mais parce que nous sommes des hommes, notre tâche est de célébrer la vie, de rendre toutes les choses véridiques, non pas qu’elles ne le soient pas déjà, on le sait qu’elles le sont : malgré ce, nous nous attardons à des travaux étranges, non prévus par la Création. Ainsi, nous n’avons qu’à apprécier la vérité, la recevoir, la laisser choir de son trône où girent sept anges, et, gonflés de ce qui n’est plus prétention mais réception réelle, nous savons de quoi nous sommes faits, et ce pourquoi qui nous obsède tant.
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur 10 »
1 Illuminations, « Barbare », A. Rimbaud.
2 Phénoménologie de la perception, 1945, M. Merleau-Ponty.
3 Correspondance, 1854-1898, Gallimard, 2019, S. Mallarmé.
4 Variété. Lettre sur Mallarmé. Œuvres. Bibl. de La Pléiade, tome I, p. 637, P. Valéry.
5 Les Travailleurs de la mer, 1892, V. Hugo.
6 Critique de la faculté de juger, 1790, Première section : « Analytique de la faculté de juger » ; Livre I : « Analytique du beau », paragraphe 12, Trad. Alain Renaut (2015).
7 Fleurs du mal, « L’Homme et la Mer », 1857, C. Baudelaire.
8 Commentarium in Convivium Platonis de amore, éd. et trad. P. Laurens, Les Belles Lettres, 2002, « Cinquième discours », p.100, M. Ficin.
9 Métamorphoses de Morphée, Honoré Champion, 2012, Sylviane Bokdam, p.73. Orphée dit de l’amour qu’il est le premier à être sorti du chaos originaire.
10 « Le tombeau d’Edgar Poe », Poésies, Gallimard, S. Mallarmé.
Commentaires
Enregistrer un commentaire